Lahsen Bougdal : «La société est mon biotope littéraire»

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ALM : Vous confrontez dans votre roman une petite bonne à Casablanca. Quel en est l’objectif ?
Lahsen Bougdal : Safia, la petite bonne vient d’un petit village du sud du Maroc, Aït Baha. Elle est issue d’une famille pauvre. Très jeune elle cumule déjà les souffrances : la famine, le travail dans les champs, la répudiation de sa mère, l’indifférence du père, et la violence de la belle-mère. Cette vie est celle de millions de petites filles et petits garçons dans les villages et les villes marocaines. Sa vie va basculer quand elle va débarquer à Casablanca. Confronter une petite fille à ce monstre, c’est la condamner d’avance. Mon livre colle à cette réalité amère sans chercher à la déformer ni à la rendre plus acceptable car elle dépasse l’entendement. Rien ne peut justifier la misère de la petite Safia victime de la cruauté d’une pauvre bourgeoise sans cœur. En créant le décalage entre ce monde et les origines de Safia, le portrait devient saisissant et bouleversant de réalisme. En regardant dans ce miroir fidèle à notre réalité, c’est bien le visage de notre société inhumaine qui se profile devant nous. Par le grossissement du trait, la dénonciation en devient efficace.

Quelle a été votre source d’inspiration pour écrire ce livre?
Mon écriture est l’expression d’une réalité qui me touche dans ma chair. Je suis un enfant du peuple et je le resterai. Je n’écris pas pour la gloire, ni pour l’ambition. Je vomis tout simplement ma blessure à la face du monde. Si j’arrive à bouleverser quelques lecteurs, mon combat aura porté ses fruits. Pour parler du peuple, il faut se frotter à la misère des gens, partager leur pain noir, leur angoisse et leurs malheurs. Quand on l’a fait une fois on n’en ressort pas indemne à moins qu’on soit un monstre. Mon écriture sent l’odeur nauséabonde de ces gens relégués à la lisière de la ville dans des bidonvilles honteux ou encore celle des vaches et des poulaillers de nos campagnes. Nos rues grouillent d’enfants abandonnés, nos universités sont délaissées aux fanatiques qui font leur marché à ciel ouvert, certains de nos juges abusent de leur pouvoir pour enfoncer davantage les plus pauvres, nos jeunes diplômés traînent leurs cadavres sur les terrasses des cafés, voilà ma source d’inspiration. Il n’ y a pas besoin d’aller chercher ailleurs. Il faut juste prendre la plume et se servir. La société est mon biotope littéraire. Toute autre écriture n’est que narcissisme puéril. Une masturbation intellectuelle de petits bourgeois en manque de reconnaissance.

Que représente pour vous la publication de ce roman dans la collection «Lettres du monde arabe» aux éditions l’Harmattan?
Publier mon roman dans la collection « Lettres du monde arabe» est une manière de me rappeler d’où je viens pour ne pas l’oublier. Telle n’est pas forcément l’intention de l’éditeur, mais peut-être le sens de votre question. Peut importe puisque je pense que cela est un signe pour parler de la place d’un étranger dans la société française d’aujourd’hui. Je viens d’un pays arabe et musulman que je porte dans mon cœur. Il faut donc rester lucide. En quittant ma terre natale, je portais en moi un exil intérieur douloureux. L’exil vécu n’a fait que l’amplifier. Je vis désormais dans une société qui m’a certes facilité l’accès à la lumière de la connaissance mais qui me rappelle chaque jour qui je suis au cas où je serais amnésique. C’est mon troisième livre que je publie maintenant à Paris. Pourtant, j’aurais aimé le faire au Maroc avec un prix à la portée de tous mais, nos maisons d’édition ont peut-être d’autres préoccupations qui sont sans doute à l’opposé des miennes.


La petite bonne de Casablanca

Après le recueil de nouvelles «Au bourg des âmes perdues» en 2005 et «Voix et plumes du Maghreb» en 2010, Lahsen Bougdal sort son troisième ouvrage, le roman «La petite bonne de Casablanca» aux éditions l’Harmattan. Prix :12,50 euros. Le roman nous plante dès le premier abord dans une réalité qui s’est banalisée, celle des bonnes et de leur condition de vie rude et celle de l’injustice qu’elles peuvent subir dans une société marocaine. Lahsen Bougdal dénonce cette réalité. Il confronte la petite bonne, la créature la plus démunie, la plus faible, à Casablanca, la plus grande métropole du Royaume, une ville ogresse peuplée par une bourgeoisie orgueilleuse et insensible ou encore des prédateurs errants. Il adresse ce livre à toutes ces femmes qui continuent à asservir leurs sœurs, à tous les juges amis de l’arbitraire, à tous ceux qui entretiennent cet abominable esclavage moderne.

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